vendredi 16 janvier 2015

Trois Temps - extrait

Un, deux, trois. Un, deux trois. Josiane commença à virevolter, dans les pas de Pablo. Un, deux, trois. « On sourit ! » cria le professeur. Un, deux, trois. Josiane, aimait le regard profond de cet homme viril, la force de ses bras, la puissance des doigts posés sur son dos. Un, deux, trois. Pablo avait un sourire féroce, des dents étincelantes, l'œil rieur. Il baissa légèrement sa main sur les reins de Josiane et approcha un peu plus son bassin de celui de la femme, aussi chamboulée par la danse que par son partenaire.
En le regardant, elle se souvenait de son mari, José, de leur rencontre, de leurs rires quand ils s'étaient confiés leurs prénoms. Ils pensaient être faits l'un pour l'autre, elle se voyait finir sa vie avec lui. Il avait été un mari modèle, un père parfait, un homme juste. Puis il était devenu sombre, amer, aigri. Josiane n'avait pas eu envie de finir sa vie à côté d'un homme qui la faisait se sentir vieille. Depuis leur séparation, elle interdisait d'ailleurs à quiconque de l'appeler « Josy » comme il le faisait. Son prénom, c'était Josiane. Elle s'appelait Josiane. Point.
« Allez, un, deux, trois. C'est très bien Bernard. Voilà. Tout est dans le regard ». Josiane était emportée par le tourbillon de ses émotions, les yeux accrochés à ceux de Pablo. Perdue dans ses pensées et pendue aux conseils de l'homme qui la maintenait si forte, si droite, Josiane ne voyait pas le temps passer. L'heure de cours lui parue ne durer que quelques minutes. Thérapeutique, cette valse physique avait également été une intense danse psychologique, spirituelle.

« Un, deux, trois. Un, deux, trois. Voilà, c'est bien comme ça. Regardez tous Josiane. Regardez ses jambes déterminées, son menton relevé. Un, deux, trois ». Après trois cours, Josiane maitrisait la valse de façon impressionnante. Pablo y était pour quelque chose, bien sûr, mais la femme y mettait surtout beaucoup d'elle-même. Entrée dans la danse comme elle serait entrée en religion, Josiane se perdait totalement, abandonnée à l'autre, guidée. Avec Pablo, elle avait trouvé une complicité inespérée. Le jeune homme, de trente ans son cadet, la faisait totalement devenir femme. Il l'appelait « Jo », elle avait immédiatement adoré ce surnom. Elle qui ne voulait plus entendre de sobriquets. Elle avait retrouvé ses vingt ans. La danse était entrée dans sa vie sans prétention mais elle l'avait, insidieusement, révélée à elle-même. Deux fois par semaine, dans les bras de Pablo, elle avait la sensation de renaitre, de découvrir à nouveau des sensations qu'elle pensait perdues à jamais. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Ce rythme était désormais celui de Josiane. Au travail, dans les transports, chez elle.
Le quatrième cours terminé, Pablo déposa un baiser sur la joue de Josiane pour la remercier de cette belle heure de danse qu'ils venaient de partager. Elle se sentit frémir. Brun ténébreux, les muscles saillants sous un débardeur cintré, Pablo ne se séparait jamais de son sourire. Même lorsque Josiane, dans un élan de confiance, dans un moment d'absence, se permit d'inviter l'homme à boire un verre. A peine avait-elle prononcé ces mots, elle les regrettait déjà mais Pablo répondit très simplement « avec plaisir ma Jo ». Et il était parti s'occuper d'autres danseurs.
Pendant des heures et des jours, Josiane se sentit gênée. Heureuse comme une adolescente mais mal à l'aise, comme si elle était en faute. Boire un verre. Il n'y avait rien de mal à boire un verre. Mais elle savait au fond d'elle qu'elle avait envie de plus. Elle avait imaginé mille fois ce jeune homme tout contre elle, nu. Seuls dans cette petite salle avec vue sur jardin, dans son paradis hebdomadaire, ils étaient Adam et Eve. Elle souriait à cette idée, imaginant ce que serait devenu le monde si les deux premiers amoureux de l'histoire avaient eu trente ans d'écart. Qui aurait peint Eve, la cinquantaine, les seins tombants, le ventre flasque, les genoux ridés ?
Son Pablo tout contre elle, elle pourrait le caresser. Sentir sous ses doigts la fermeté de ses muscles, la vigueur de son sexe gonflé de désir, la douceur de sa peau, le rebondi de ses fesses. Elle l'inviterait à l'aimer, il hésiterait mais se laisserait tenter. Un jeune homme comme lui pourrait-il désirer une femme comme elle ? Josiane préférait ne pas le savoir. Entre deux pensées coquines, la culpabilité et le souvenir de José venaient doucement la ronger. Mais l'imagination et le pouvoir de l'envie reprenaient le dessus et emportait Josiane dans une valse onirique. Seule sur son lit — dans ses draps bleus froissés — la femme fermait les yeux et se laissait aller à tous ses fantasmes.

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